David Oïstrakh fut l'un des violonistes suprêmes de notre époque. Pour moi, c'est même assez simple: pour ce qui est de l'originalité sonore, de la maitrise instrumentale, de la force de la personnalité musicale, il y a le jeune Menuhin et David Oïstrakh, et puis tous les autres, que les doigts des mains suffiraient d'ailleurs à dénombrer.
Comme avec la voix, il y a dans la nature du violon un élément de résonance mythique, si ce n'est mystique, qui explique l'existence d'une ligne de démarcation radicale entre un nombre extraordinairement restreint de très "grands" violonistes unanimement reconnus comme tels, et quantité d'admirables virtuoses de moindre importance. Cette ligne de démarcation tient en un seul mot: la sonorité; c'est en effet la sonorité qui distingue immédiatement le "grand violoniste. Le son d'un Oïstrakh, d'un Menuhin, d'un Heifetz, d'un Milstein - tout comme celui d'un Ysaye ou d'un Kreisler en des temps plus reculés - est instantanément reconnaissable, ne serait-ce qu'à l'écoute d'une simple corde à vide mise en vibration par l'archet de l'un quelconque de ces maitres. Ce sont eux qui ont marqué l'histoire du violon au 20ème siècle. A l'exception d'Ysaye et Kreisler, ils sont tous d'origine russe et juive, mais David Oïstrakh est le seul à propos duquel on puisse dire qu'il fut un artiste soviétique.
La fascination qu'il a exercée sur moi remonte à mon enfance, et après avoir assisté à une quantité de ses concerts, je l'ai brièvement connu à la fin de sa vie.
Rien de mystérieux donc, si l'on tient compte de mes affinités avec la Russie, à ce que j'aie porté depuis longtemps en moi le projet d'un film sur David Oïstrakh. Sa réalisation fut en effet le fruit d'un processus d'une longueur extravagante, qui commence dès 1979 à Moscou par la recherche (devant par la suite couvrir le monde entier) de documents dont je ne faisais que pressentir l'existence.
L'univers soviétique était encore à l'époque très fermé et soupçonneux, mais un bonne dose d'obstination et quelques contacts personnels solides me permirent de découvrir les portes secrètes d'un labyrinthe bureaucratique qui menait à un véritable trésor dont les gardiens n'avaient aucune idée et à l'égard duquel ils ne manifestaient d'ailleurs pas le moindre intérêt. C'est ainsi que je réussis à réunir une masse de documents destinés à nourrir ce portrait.
Né en 1908 à Odessa, David Oïstrakh vécut l'époque troublée qui précéda et suivit la Révolution d'octobre, la famine et les guerres, la terreur, l'asservissement de tout un peuple. Comme s'il s'agissait d'un refuge, son art, intense mais serein, n'en parut pas affecté, même s'il dut attendre longtemps une consécration internationale, retardée par la deuxième guerre mondiale et les circonstances politiques de l'après-guerre. Sauvagement utilisé par le régime, l'homme se taisait, abandonnant sa puissante éloquence au seul violon. Je voulais donner la parole à celui qui s'était toujours tu, et pour cela tirer parti de son abondante correspondance où il se révèle si différent de celui du discours officiel qu'on le contraignait à tenir.
C'était là le grand mystère: comment était parvenu à émerger, puis à se maintenir jusqu'à la fin à un niveau de confondante perfection, ce grand artiste et ce personnage généreux qui eut à subir de façon constante les terrifiantes pressions auxquelles l'art de ses pairs de l'ouest aurait sans nul doute succombé?
Le public là-bas ne lui ménageait pas sa gratitude, reconnaissant en lui, au milieu d'un monde essentiellement inhumain et corrompu, quelque chose de pur. Dans ce régime impitoyable, qui reposait sur l'horreur et la persécution, l'homme réussit parfois à transmuer l'effroyable en merveilleux.
Ce sont toutes ces questions qui allaient fournir la dramaturgie du film que j'entreprenais de faire. Outre les éléments d'ordre biographique, illustrés en donnant le sentiment d'une continuité chronologique par les archives très substantielles, encore que parfois désespérément fragmentaires, et pour l'essentiel inédites, que j'avais pu dénicher, il s'agissait en somme de développer parallèlement une série de thèmes principaux et subsidiaires qui s'imbriqueraient les uns dans les autres:
I - Qu'est-ce qu'un "grand" violoniste?
Ce thème serait traité grâce au témoignage de l'un des autres "grands" violoniste du siècle, Yehudi Menuhin, qui avait connu Oïstrakh dès 1945 à Moscou, et qui lui était lié par une de ces profondes amitiés collégiales tellement rares dans un monde musical autrement caractérisé par la férocité des rivalités.
II - David Oïstrakh, l'homo sovieticus.
Comment avaient pu s'épanouir le talent d'Oïstrakh, la perfection sans pareille de sa technique et de son style dans une société d'invraisemblables contraintes et de privations? La musique était-elle un refuge? Que cachait le personnage débonnaire et muet? Pour apporter un élément de réponse à ces questions, je monterais en parallèle des extraits de la correspondance privée du violoniste et certains textes officiels qu'il avait publiés, entre les lignes desquels on détecte les signes occasionnels d'un vrai courage qui donnent une idée, sinon de dissidence, du moins d'un drame personnel intensément vécu et permanent. La verve sarcastique des témoignages de Mstislav Rostropovitch et de Guennadi Rojdestvensky, des artistes déchirés entre leur la loyauté envers la Russie et leur rejet du système, qui appartenaient à une génération plus jeune que celle d'Oïstrakh, mais qui s'étaient souvent produits à ses côtés, serait ici très précieuse.
III - L'homme en famille.
Ici, ce seraient les archives familiales, photographiques, sonores, ainsi que quelques brèves séquences tournées par Oïstrakh en personne à l'aide de sa petite caméra amateur et que j'avais retrouvées, qui pourraient servir de support à l'illustration des propos de son fils Igor, lui-même brillant violoniste.
IV - Le professeur.
Etudiant à Odessa auprès de Piotr Stoliarsky, David Oïstrakh avait reçu en héritage l'enseignement de l'école russe de violon; puis il était devenu à son tour le véritable fondateur de l'école soviétique qui allait par la suite stupéfier le monde musical dans les grands concours internationaux. Son plus illustre disciple actuel, Gidon Kremer, évoquerait de l'enseignement du Maitre.
Le jeu d'Oïstrakh n'était pas tant caractérisé par le brio que par la plénitude d'un legato digne de celui des plus grands chanteurs, le lyrisme, la rondeur du son; l'incroyable morsure de la corde par l'archet, sa netteté, sa clarté; cette capacité d'allonger l'archet sans jamais la moindre tension, cette belle grosse main gauche avec ce beau vibrato capable de varier à l'infini les couleurs. Dans les documents d'époques et d'origines diverses sur lesquels j'avais mis la main et que je comptais utiliser, on était saisi par la contradiction presque tangible entre l'image physique massive de l'homme et l'étonnante qualité de nostalgie de sa sonorité. C'était bien ce que je chercherais avant tout à faire percevoir: la découverte de l'homme secret à travers la grandeur du musicien.
Je connais plusieurs sortes de grands violonistes; ceux qui sont calculateurs, qui n'ont guère d'imagination et qui jouent pour l'effet, un effet splendide mais reproductible et parfaitement prévisible; ceux qui s'abandonnent à leur fantaisie, et qui par manque de discipline, se laissent aller à trop de complaisance envers eux-mêmes. Et puis, il y a ceux qui parviennent à trouver un véritable équilibre entre la rigueur et la liberté. Oïstrakh en était le modèle incandescent, une nature totalement pure et intègre.
Bruno Monsaingeon
à propos du film « David Oïstrakh, Artiste du peuple ? »
sur David Oïstrakh :