C’est là certainement l’un des cauchemars les plus atroces qu’il me soit arrivé de faire : de rêver que j’étais contraint, sous la menace, d’enter en scène et de jouer à la file, devant un public nécessairement assoiffé de sang, les 24 Caprices de Paganini.
Aussi, n’est ce pas sans une pointe de sadisme, qu’un soir d’avril 1986, de passage à New York, je me suis rendu au concert, dont je venais d’apprendre par hasard l’annonce, d’un jeune violoniste américain d’origine soviétique, tout à fait inconnu de moi, Alexander Markov, qui affichait justement cette redoutable partition.
Chaque violoniste le sait : il n’est pas d’œuvre pour le violon dont le rapport difficultés/ effet sur le public soit aussi peu gratifiant pour l’interprète. Le non-violoniste perçoit évidemment qu’il s’agit là d’un exercice de haute voltige, mais ne peut se rendre compte de l’intérieur de la redoutable épreuve que traverse le virtuose. Seul le violoniste qui est en train de jouer connaît la véritable torture qu’imposent à son organisme certains de ces Caprices, tandis que ceux qui déclenchent immanquablement les ovations du public sont presque toujours les plus accessibles, ceux que tout violoniste à peu près équipé techniquement est en mesure de jouer (le fameux 24ème Caprice, dernier numéro du recueil, notamment).
Curieusement – à moins que le peu efficace rapport dont je parlais plus haut ne fournisse la véritable explication du phénomène – aucun des grands violonistes du premier demi-siècle n’a jamais joué en public ou enregistré la partition intégrale de Paganini. Fritz Kreisler, Jasha Heifetz, Nathan Milstein, David Oïstrakh n’en possédaient que trois ou quatre à leur répertoire courant. Seuls Zino Francescatti et le jeune Yehudi Menuhin ont régulièrement interprété et enregistré une dizaine d’entre eux.
Puis, dans la foulée de Leonid Kogan et de Ruggiero Ricci, et à partir des années 70, les meilleurs violonistes de la nouvelle génération, mais dont on peut raisonnablement penser qu’aucun ne peut prétendre posséder la puissante personnalité musicale des plus grands parmi leurs aînés, Michael Rabin, Itzhak Perlman, Salvatore Accardo, Shlomo Mintz, Frank-Peter Zimmermann, ont inscrit à leur répertoire la partition légendaire.
Malgré leur fantastique maîtrise de l’instrument, il m’est toujours apparu à l’écoute de leurs enregistrements, que les Caprices les plus « secrètement » difficiles les contraignaient à un minimum –que je jugeais inévitable – de précautions, empêchant une véritable libération de la musique. En d’autres termes, l’exercice dans ce qu’il avait de plus périlleux réduisait précisément à l’état d’exercice la nature de la plupart de ces 24 opus.
C’est une tout autre expérience qu’allait me révéler la foudroyante prestation de Markov à New York.
Au prix inéluctable – lors d’un concert public s’entend – de quelques scories, j’entendais pour la première fois dans son intégralité la partition de Paganini libérée des précautions qu’elle impose, jouée par un violoniste possédé qui, dans un acte prodigieux d’imagination musicale, s’identifiait totalement à elle et à son auteur, réconciliant exploit technique et pure musique. Ces diaboliques « esercizi per il violino » devenaient de véritables drames lyriques et expressifs en miniature, dignes de ce que contient de meilleure musique le Théâtre Italien.
Evidemment, j’allais vouloir en faire un film et tâcher ainsi de faire en sorte que le spectateur ressente les choses de l’intérieur si mystérieux du violon.
La partition de Paganini me semble en effet destinée autant, sinon plus, à l’œil qu’à l’oreille, surtout telle qu’elle est interprétée par Markov. Il n’est bien entendu pas question ici de pénétrer dans le détail des techniques de mise en scène cinématographique que j’ai souhaité utiliser.
Disons simplement que j’ai tenté de traiter chaque Caprice de façon spécifique par une série de tournages à une seule caméra, à partir d’une prise de base réalisée en public dans le cadre du magnifique Théâtre Italien et romantique de Reggio Emilia.
La caméra n’est pas un instrument neutre par rapport à la réalité, et l’adaptation d’une partition musicale à l’écran me semble exiger la mise en œuvre du potentiel expressif des trois paramètres essentiels du cinéma, à savoir le cadrage, la lumière et le mouvement. La caméra devient alors un instrument de transposition du réel autorisant, grâce à un complet contrôle du cadrage, grâce à des mouvements très exactement calculés pour être appropriés au rythme profond de la musique, grâce à un éclairage spécifique à chaque plan, la mise en évidence expressive du détail mécanique, si fascinant, de l’acte musical.
Bruno Monsaingeon. Mars 1990