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Grigori Sokolov






au théâtre des Champs-Elysées - Paris, 2002


Une lumière minimale dessine les contours de la salle. Surgit soudain une ombre massive qui se dirige rapidement vers le clavier, seule surface brillante qui se détache du grand coffre funéraire installé au milieu de la scène. Un vague salut à peine esquissé à l’adresse du public, sans le moindre sourire, et la musique commence. Pendant les deux heures qui suivent, elle va tenir en haleine l’auditoire qui ressent avec une extraordinaire intensité la formidable présence physique, pianistique, musicale et émotionnelle du plus secret pianiste d’aujourd’hui, Grigori Sokolov.

Secret, il l’est en effet. Homme d’une vaste culture, enjoué, et même espiègle hors de la scène, il est comme emmuré dans le cocon de sa propre logique irréfutable : rien d’autre que sa pensée musicale, telle qu’elle s’incarne sous ses doigts avec la plus extrême intériorité dans le cadre exclusif et éphémère du concert, n’est susceptible d’être transmis au public. Toutes autres considérations, telles les considérations de carrière et de promotion personnelle, sont rejetées comme extérieures à la musique. Elles sont à proprement parler sans objet.

Curieux et salutaire phénomène d’effacement de l’artiste derrière son art, et qui explique sans doute que Grigori Sokolov soit encore mal connu du grand public, tandis que nombreux sont ceux qui sont convaincus que, depuis la disparition des Arturo Benedetti-Michelangeli, Glenn Gould et Sviatoslav Richter, il est aujourd’hui le plus grand pianiste vivant.

En près de quarante ans d’activité, depuis sa victoire au Concours Tchaïkovsky à Moscou en 1966 à l’âge de seize ans, suivie d’un premier enregistrement consacré à l’Art de la fugue et à une Partita de Bach, Grigori Sokolov a élaboré un répertoire à la fois immense et original. Mozart et Chopin, Brahms et Rachmaninov, Schubert, Beethoven, Haydn et Prokofiev côtoient fréquemment au programme de ses récitals les virginalistes anglais, l’œuvre de Bach, des clavecinistes français, ou des pièces de Froberger et Frescobaldi. Des œuvres inlassablement remises sur le métier, si l’on sait qu’au cours d’une saison de concerts, Sokolov présente un seul et unique programme, répété tel quel autant de fois qu’il paraît en public. En début d’année, ce qui constituait la deuxième partie du programme de la saison précédente est évacué, sinon pour toujours, du moins pour de nombreuses années, tandis que la première partie glisse après l’entracte, et qu’un répertoire neuf est introduit pour donner substance à la désormais nouvelle première partie du concert. De cette foisonnante activité, il ne subsiste, hors de la mémoire des quelques milliers d’auditeurs qui en furent les témoins subjugués, que d’assez maigres traces, consistant pour une large part en des enregistrements clandestins que s’échangent avec passion des amateurs du monde entier.

Car Sokolov n’accepte de laisser publier ses enregistrements, tous réalisés en direct puisque les principes mêmes du studio et du montage sont écartés, qu’avec la plus extrême parcimonie. Son éditeur discographique persiste néanmoins à enregistrer quelques dizaines des soixante-dix récitals qu’il donne bon an, mal an. La demande d’autorisation de publication se heurte presque toujours à la même réponse négative, assortie toutefois d’un : « Vous pourrez publier tout ce que vous voudrez après ma mort ». Il est allé jusqu’à suggérer à son éditeur d’origine, la maison de disques OPUS 111 (ainsi dénommée par allusion à l’ultime sonate de Beethoven), de modifier son appellation en « OPUS POSTHUME », un label qui lui semblait refléter parfaitement ses propres dispositions en matière de sorties discographiques.

Lui-même considère que le concert représente l’alpha et l’oméga de la vie musicale et que le reste n’est qu’artifice. De ce fait, il n’accepte pas davantage d’être filmé que d’être enregistré.

Nous sommes néanmoins parvenus à vaincre ses réticences de principe, sous réserve de bien vouloir nous plier à ses exigences draconiennes, quoique non explicitement formulées. L’idée du tournage d’un récital public qu’il devait donner au Théâtre des Champs- Elysées le 4 novembre 2002 fut acceptée, pourvu qu’il se déroule en direct, sans la moindre reprise ni répétition, sans que sa concentration absolue, exclusivement dirigée vers la musique qu’il joue, ne puisse être distraite par la présence perceptible de micros, de lumière ou de caméras.

Au programme figuraient trois sonates de Beethoven - les opus 14 n°1 et 2, suivies de l’opus 28, la sonate dite « Pastorale - jouées sans interruption, le public ayant été expressément requis de s’abstenir d’applaudir ; puis six danses du compositeur arménien Komitas (1869/1935), et enfin l’étincelante 7ème sonate de Prokofiev. Cette dernière œuvre, dans l’ahurissante interprétation de Sokolov, dont la puissance donne à l’auditeur le sentiment de voir s’ouvrir les entrailles de la terre, justifiait à elle seule la présence urgente de caméras. En effet, après un an de bons et loyaux services, le pianiste, conformément au plan immuable décrit ci-dessus, l’aurait fait disparaître de son répertoire dès la fin de l’année en cours.

Dans de pareilles circonstances, le rôle du réalisateur ne peut qu’être modeste ; son ambition se limite à essayer de rendre perceptible, et sans artifice, le monde intérieur d’un grand musicien qui ne semble même plus être concerné par les vicissitudes mécaniques inhérentes à son instrument, tant il le domine. Sans entrer dans le détail d’un plan de tournage minutieusement préconçu, je me permettrai d’indiquer ici une ou deux des options fondamentales que j’ai retenues. Un exemple parmi d’autres : le rythme obsessionnel du final de la septième sonate de Prokofiev (une toccata pour laquelle le compositeur indique un tempo Precipitato ) pouvait a priori se prêter à merveille à une séquence constituée d’une multitude de plans extrêmement brefs, qui, en tant que telle, aurait peut-être aussi présenté l’avantage d’une rupture avec le schéma des plans relativement longs utilisés dans les deux mouvements précédents de cette même sonate. Après mûre réflexion, il m’apparût néanmoins que l’extraordinaire effet cumulatif d’énergie manifestement voulu par Prokofiev et si prodigieusement rendu par Sokolov s’en trouverait amoindri. J’y renonçai au profit d’un plan-séquence unique, mieux à même, à mon avis, de nous conduire jusqu’à cet état proche de l’hypnose vers lequel cette musique envoûtante nous entraîne.
Il en alla de même pour le « Tic-Toc-Choc de Couperin donné en bis. Ici, trois plans suffiraient : un plan lointain destiné à suggérer une ambiance de fin de concert, suivi dès le second énoncé du thème d’un long plan-séquence très rapproché sur le ballet des mains, puis d’un plan final sur le dernier accord qui nous permette de nous extraire comme inconsciemment du rêve dans lequel nous transportait Sokolov.

Ce faisant, j’espère au moins, grâce au pouvoir évocateur d’une image qui suit au plus près la réalité d’une partition, et d’un découpage largement dicté par la richesse d’un phrasé à nul autre pareil, avoir aidé à créer chez l’auditeur-spectateur le sentiment de participer, au-delà de l’interprétation, à la musique elle-même.

Bruno Monsaingeon. Août 2003
à propos du récital Grigori Sokolov filmé au théâtre des Champs-Elysées





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