C’était en juin 1986. J’assistais par hasard, mais ébahi, à la retransmission télévisée d’un match du tournoi de Roland Garros qui allait aboutir à la défaite du tenant du titre Mats Willander (3ème joueur du monde à l’époque) sous les coups irrépressibles mais toujours élégants d’un jeune joueur soviétique alors quasi inconnu (il était classé au 90ème rang mondial !).
Vulgairement propulsé vers la salle de presse, à l’issue d’un match qui manifestement marquait sa carrière débutante, à la première question, la plus crue et piégée qu’on puisse lui poser – celle de la somme d’argent que les autorités de son pays laisseraient à sa disposition, il répondait sans se décontenancer : « C’est ma grand-mère qui m’a emmené à ma première leçon de tennis ».
Toute la tendresse et la douleur du monde se lisaient sur son visage ; la Russie entière, celle que je connais ou imagine, ses tragédies et son charme, me paraissait contenue dans cette réponse désarmante.
Ce même jour, je sus que je ferais tout pour réaliser le portrait filmé d’Andreï Chesnokov.
Andreï est incroyablement russe, très soviétique d’une certaine manière, ce dont témoignent l’extraordinaire exubérance expressive, la grande fraîcheur humaine mêlée d’une touchante réserve sur les courts, qui lui sont propres – traits de caractère non encore abîmés par le succès médiatique, comme c’est souvent le cas dans les pays occidentaux. C’est en même temps sans doute le plus aristocratique des joueurs du circuit.
Il est né à Moscou le 2 février 1966 et a passé les vingt premières années de sa vie dans un minuscule appartement avec sa mère et sa grand-mère. Il habite aujourd’hui un autre petit appartement de la périphérie de Moscou, mais il ne se passe pas de jour, lors de ses rares passages au pays (un mois et demi par an en moyenne, le reste étant con sacré à sillonner le monde) sans qu’il ne rende visite à sa vieille grand-mère, sa Babouchka, qui, de son côté ne manque pas de trottiner quotidiennement vers l’église du quartier, prier pour le bonheur de son « Andriocha » évidemment très aimé.
A l’âge de huit ans, Andriocha se découvre une passion pour le tennis après le passage dans son école d’un « sélectionneur », une jeune femme, Tatiana Naoumko, qui l’a entièrement formé, et qui est restée jusqu’à ce jour son entraîneur exclusif. Devenu numéro un dans son pays en 1983, il est le premier joueur de tennis soviétique à atteindre une véritable stature mondiale.
Révélé lors du tournoi de Roland Garros en 1986, il n’a cessé depuis de progresser et est aujourd’hui classé neuvième joueur du monde. Comment est-il parvenu à ce niveau dans un pays dépourvu de toute tradition tennistique et dont l’infrastructure balbutiante dans ce domaine, la pénurie en équipements (Andreï a droit à six balles neuves par semaine pour s’entraîner !), la mentalité bureaucratique, interdisant aux joueurs de conserver les gains qui leur sont proprement « confisqués », auraient constitué un obstacle infranchissable pour les enfants gâtés de l’Ouest ?
Le phénomène Chesnokov était pour moi une énigme. Pour commencer à la déchiffrer, il fallait que je fasse sa connaissance, que j’aie avec lui un contact direct ; il allait donc falloir inverser le protocole officiel et formaliste que son pays impose ordinairement. Me trouvant à Moscou tout au long du mois de novembre 1987 en tournage avec Yehudi Menuhin, je rencontrai pour la première fois Andreï Chesnokov dans un gymnase de la périphérie et lui exposai mon projet, m’imaginant naïvement, malgré ma connaissance de l’URSS, que son accord suffirait pour mener à bien ledit projet. Lors de cette première rencontre, une très forte complicité, sans laquelle un film tel que je le conçois ne saurait naître, s’est immédiatement établie entre nous ; mais je n’avais pas conscience des obstacles qui allaient s’interposer sur le parcours de la réalisation de notre film.
Un joueur de tennis tout d’abord est quelqu’un de fort occupé et à l’emploi du temps complexe. Des heures d’entraînement quotidien coupées d’autant d’heures de repos indispensable. Et surtout, des voyages et des tournois incessants dont on ne peut jamais d’avance connaître la fin puisque celle-ci dépend de défaites et de victoires incertaines et chaque fois remises en question.
Mais en outre, un sportif soviétique, pas plus qu’un artiste soviétique n’est jamais tout à fait autonome quant à ses décisions ; Andreï et moi pouvions ardemment souhaiter faire tous les films du monde, il allait bien falloir en passer par les circuits officiels pour obtenir les autorisations indispensables.
A notre minuscule échelle, c’était tout les problème de la Perestroïka qui se posait devant nous.
L’ensemble du tennis soviétique est régi par un ministère des sports qui signe au nom des joueurs des contrats, décide des tournois auxquels ceux-ci participent, leur octroie les visas de sortie du territoire, collecte l’argent de leurs victoires, et auprès duquel les joueurs quémandent les balles, les raquettes, les courts nécessaires à leur entraînement. La Perestroïka Gorbatchevienne aidant, la Fédération de tennis soviétique cherche à s’affranchir de la tutelle bureaucratique du Ministère des Sports, les joueurs – qui, par définition, vivent en contact avec leurs collègues occidentaux – à s’affranchir timidement de la tutelle de la Fédération…
Mais, comme me l’a expliqué Andreï, pareil affranchissement signifierait pour les bureaucrates la perte de leur raison d’être et par conséquent de leurs fonctions. Joli chômage en perspective ! Comment un joueur isolé, aussi talentueux soit-il, peut-il ainsi espérer remettre en question la structure même de la société soviétique ?
A l’heure qu’il est, rien de tout cela n’a trouvé le début d’une solution, mais on ose en débattre, ce qui en soi constitue un progrès ; Andreï souhaiterait, sans trop y croire, ne pas faire les frais de ce douloureux accouchement qui pourrait ne concerner que la génération suivante à laquelle il aurait ainsi ouvert la voie.
Il n’était évidemment pas question pour moi d’utiliser son personnage comme la simple métaphore d’une société qui s’éveille après des décennies d’inertie, mais d’en tracer un portrait essentiellement humain, d’en capter l’humour, la tendresse, les moments d’espoir et de doute, d’essayer de transposer en termes cinématographiques l’allégresse animale de son jeu. Andreï aime et souhaite gagner, mais il n’y a nulle part en lui trace de cette agressivité compétitive qui dépare la personnalité de nombre d’athlètes de haut niveau.
La musique et sa collection de timbres – il faut avoir vu les marchands parisiens s’exclamer devant son expertise en ce domaine – constituent pour lui les grands moments de détente et de réflexion. Il est simplement un homme rayonnant de sympathie et un grand joueur de tennis qui est parvenu au plus haut niveau mondial à force de talent et de qualités humaines. Un artiste en quelque sorte ?
Le structures d’un pays ne suffisent évidemment pas à expliquer un homme, pas plus qu’elles ne suffisent à le construire ou à le détruire. Dans les circonstances auxquelles il a été confronté, il aura fallu à mon avis à Andreï Chesnokov davantage que du talent. C’est ce « davantage » qui constitue le thème principal et sous-jacent du film, qu’ensemble, nous tournons depuis un an et qui lui est consacré.
Bruno Monsaingeon. Moscou, avril 1989