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Nadia Boulanger

Un monde – provisoirement ? – disparu







« Vous vous laissez dominer par la technique ! »

Dans la bouche de Nadia Boulanger, il ne pouvait exister d’interjection plus dédaigneuse ; et c’est à moi qu’elle était adressée.

En débutant que j’étais, je venais de commettre une faute psychologique majeure. Nous étions en 1973, Nadia Boulanger avait 86 ans, et nous commencions tout juste le tournage du film que je souhaitais lui consacrer. La première scène prévue au plan de travail était celle de l’un de ces cours collectifs rituels qu’elle donnait immuablement chaque mercredi depuis près de soixante ans – les fameux mercredis de Nadia Boulanger. On n’en était pas encore à l’époque de la vidéo magnétique relativement peu coûteuse; nous utilisions de la pellicule 16 millimètres qu’il ne s’agissait pas de gâcher. Toutes les 11 minutes, il fallait changer le « magasin » de la caméra. L’opération requérait peu de temps, mais interrompait le tournage d’autant. Je n’avais évidemment pas osé essayer d’expliquer à une vieille dame, soucieuse avant tout de continuité, les raisons qui me forçaient à suspendre momentanément les prises de vue. J’avais cru naïvement qu’invoquer sans plus de détails « un problème technique » suffirait à apaiser son irritation, sans imaginer un instant que cela provoquerait au contraire chez elle cette violente répartie.

Par la suite, j’allais bien sûr me garder de toute nouvelle ingérence dans le travail qu’elle effectuait avec ses élèves, quitte à perdre, le temps de recharger la caméra, le fil conducteur de ce qui se passait. Nous ferions ultérieurement les plans de coupe et les raccords nécessaires, tandis que le montage nous permettrait de rétablir une illusion de continuité. En d’autres termes, je faisais auprès de Mademoiselle Boulanger l’apprentissage du b-a-ba du métier.

Sans avoir jamais été son élève, je l’avais déjà rencontrée à de nombreuses reprises lorsque je vins lui soumettre un projet de film que je ruminais depuis quelque temps. Elle accueillit cette idée de portrait d’un œil interrogateur mais amusé. Elle était, me dit-elle, affreusement occupée, dispensant encore en son âge avancé son enseignement légendaire à des étudiants en provenance du monde entier, organisant rencontres et concerts, examinant de nouvelles partitions de jeunes compositeurs, avec la même curiosité insatiable depuis des décennies.

Pour mener à bien mon projet, il me fallait pénétrer plus loin dans son monde ; un monde fait de rigueur, d’intransigeance, mais aussi, la technique musicale une fois dominée, d’abandon au mystère de l’inspiration. Car si elle était impérieuse et draconienne, envers les autres autant qu’envers elle-même, elle irradiait également la tendresse, l’humour, et la joie de faire de la musique.

J’en fis l’expérience au cours des semaines où elle accepta de me voir presque quotidiennement afin que je puisse préparer un scénario si solide qu’il me laisserait ensuite une grande latitude pour improviser ; puis, quelque temps plus tard, lorsque nous réalisâmes ensemble une série de treize émissions de radio destinées à développer les thèmes que le film, réalisé trois ans plus tôt, n’avait évidemment pu qu’aborder. Les enregistrements avaient lieu chez elle tous les mardi de quinze à dix huit heures, et se déroulèrent sur une année entière. Ainsi en avait-elle décidé. Nadia avait alors près de 90 ans ; elle était épuisée, son élocution était difficile, mais ses facultés d’analyse musicale et sa lucidité intactes. Parfois, soucieux de ménager ses forces, je suggérais d’abréger les séances. Où m’aventurais-je ? Il n’en était pas question ! Elle aurait préféré mourir à la tâche plutôt que de s’accorder un répit ! A dix huit heures précises, nous arrêtions le travail, le thé était servi par son entourage de demoiselles, puis elle recevait l’élève suivant, ou s’adonnait à son immense correspondance. Ainsi en fût-il jusqu’à la fin de sa vie.

Harvard, 1941


Nadia Boulanger n’aimait pas faire de confidences, ni sur elle-même, ni sur les innombrables personnalités du monde artistique qui avaient été ses intimes. Pour le film, mon objet n’était d’ailleurs pas d’ordre biographique ; il consistait à tenter de rendre perceptible la force et la saveur d’un personnage qui avait exercé une influence considérable sur la vie musicale du 20ème siècle finissant. Tels sont à la fois le cadre et les limites de ce film (non exempt des défauts d’un film de novice !), de même sans doute que la raison qui lui fit me donner son approbation.

Le film présenté ici a connu plusieurs avatars. Il fut diffusé à l’origine, découpé en trois épisodes. Cette forme ne me satisfaisait guère ; en 1977, à l’occasion des quatre vingt dix ans de Nadia Boulanger, j’eus la chance de pouvoir le remanier, de lui donner un caractère plus compact, en supprimant quelques séquences qui me paraissaient faibles, de procéder à un nouveau tournage qui allait me permettre de l’enrichir des témoignages d’Igor Markévitch et de Leonard Bernstein, deux des plus célèbres disciples de Nadia, de m’atteler enfin à un remontage qui allait donner à mon travail, en même temps que sa forme définitive, davantage d’unité.

On imagine mal aujourd’hui quel fut le prestige de Nadia Boulanger, la Grande Prêtresse de Fontainebleau, comme on la nommait parfois. Car Nadia Boulanger était et est demeurée une légende. Dans le sillage d’Aaron Copland au début des années vingt, il semblerait que toute l’Amérique musicale ait débarqué à Paris pour bénéficier des conseils de « Mademoiselle », au point qu’il ne doit guère exister de villes, sinon de bourgades, du continent nord-américain qui n’aient abrité au moins un des élèves, fameux ou obscur, de Nadia Boulanger – le mentor et la conscience morale d’un monde (provisoirement ?) disparu.

Quel meilleur moyen de donner l’idée de la vénération et de l’affection qui l’entouraient outre-atlantique –autant d’ailleurs que dans de nombreux pays européens -, que de reproduire ici la lettre que m’adressa Leonard Bernstein. Nadia venait de mourir, et je m’apprêtais à publier un petit livre d’entretiens avec elle , pour lequel je lui avais demandé son témoignage.

Bruno Monsaingeon. Décembre 2006

La dernière fois que je rendis visite à Nadia fut le jour de son dernier anniversaire. Je doute qu’elle ait eu conscience du fait que c’était son anniversaire, car elle était dans le coma. Mais la nature, elle, semblait le savoir en parant cette occasion d’un radieux dimanche de septembre, inoubliablement beau, où un ciel gorgé de bleu ne le disputait en intensité qu’aux jardins saturés de vert de Fontainebleau. L’air était frémissant.

Ce jour-là, tout semblait avoir conspiré pour me pousser à aller jusqu’à Fontainebleau. C’était ma seule après-midi au cours d’un séjour de travail de trois semaines à Paris, il faisait un temps resplendissant, et enfin, je savais de manière certaine que c’était la dernière fois que je pourrais passer quelques instants avec elle. D’un autre côté, de fortes contre-indications n’avaient pas manqué de m’être adressées par son entourage, dévoué et protecteur : une visite aurait toutes les chances d’épuiser Mademoiselle et de troubler son repos ; elle n’était pas en état de parler et de toute façon ne me reconnaîtrait pas. Tant pis : comme forcé par un appel irrésistible, je lui rendis visite.

Je fus introduit dans sa chambre par l’angélique Mademoiselle Dieudonné qui, anxieuse, l’index porté sur les lèvres et assistée d’une infirmière, chuchota un ordre sévère : « pas plus de dix minutes ». Ma visite allait durer près d’une heure.

Qu’elle était belle, Nadia, dans sa toilette impeccable et quasi mortuaire, prête pour le cercueil. Un crucifix resplendissait, attaché à son cou. Ses yeux et sa bouche étaient clos dans un coma qui envahissait son visage. Je m’agenouillai auprès de son lit en une communion silencieuse. Mais soudain, il y eut le choc de sa voix, profonde et forte comme elle l’avait toujours été :

« Qui est là ? »
Dans ma stupéfaction, je n’arrivais pas à répondre.
L’index de Mademoiselle Dieudonné était déjà sur ses lèvres, comme pour imposer le silence.
Je me risquai enfin à parler :
« C’est Lenny, Léonard… »
Silence. Avait-elle entendu, avait-elle compris ?
« Cher Lenny… »
Elle savait. Instant miraculeux.
Je persévérai :
« Chère Nadia, comment vous sentez-vous ? »
Une pause. Puis à nouveau, à travers ses lèvres immobiles, son basso profundo :
« Tellement forte ».
Je repris mon souffle.
« Vous voulez dire…intérieurement ? »
- Oui, mais le corps… !
- Je comprends bien, murmurai-je rapidement pour ne pas prolonger ses efforts.
« Je pars. Vous devez être très fatiguée ».
- « Pas de fatigue. Point… »
A la longue pause qui suivit, je réalisai qu’elle était retombée dans son sommeil.

Sidérées, les dames de compagnie me firent signe que je ferais bien de partir, mais je restai cloué là, incapable de me relever. Je savais qu’autre chose allait se produire et en effet, au bout de quelques minutes :
« Ne partez pas. » Pas une prière, un ordre. Très ému, je cherchais quoi dire qui fut à propos, sachant que tout pouvait tomber à côté. C’est alors que je m’entendis lui demander :
« Vous entendez de la musique dans votre tête ? »
La réponse fut immédiate :
« Tout le temps, tout le temps. »
Encouragé, je continuai, comme dans une conversation de tous les jours :
« Et qu’entendez-vous en ce moment ? »
Je pensais à tout ce qu’elle avait le plus aimé. « Mozart ? Monteverdi ?Bach ? Stravinsky ? Ravel ? ». Long et nouveau silence.
« Une musique…(pause prolongée)…ni commencement, ni fin… »
Elle était déjà là-bas, sur l’autre rive.






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