Julia Varady est un phénomène. Un phénomène inexplicable. Elle constitue en un sens à elle seule la synthèse improbable de l’art des deux cantatrices les plus fameuses de la deuxième moitié du 20ème siècle, Maria Callas et Elisabeth Schwarzkopf. De Callas, l’investissement émotionnel, la prodigieuse présence dramatique, l’art de la tragédienne ; de Schwarzkopf, la perfection de la technique vocale, le charme de la voix, le raffinement extrême de l’expression. En outre, son répertoire recoupe, tout en les dépassant en ampleur, ceux, apparemment incompatibles, de ces deux grands modèles. De toutes les divas récemment en activité, elle est celle qui est auréolée de la réputation la plus flatteuse par les professionnels de la musique - chefs d'orchestre, directeurs d'opéra, collègues chanteurs - tandis qu'on ne saurait dire que son nom ait acquis une dimension véritablement populaire : pas de consécration américaine, pas de caprices ou de minauderies de star, pas d'éclats médiatiques qui d'une façon ou d'une autre créent les mythes.
Et pourtant, sa somptueuse voix, sa présence scénique envoûtante, son engagement physique et émotionnel d'une intensité brûlante dans la musique qu'elle chante, ses dons de pure musicienne, l'exquise spontanéité qui est la sienne, auraient dû faire d'elle l'idole d'un public autrement plus vaste que celui, relativement restreint, de l'opéra.
De souche hongroise, elle est née au début de la dernière guerre, en Roumanie. Elle y fait ses études et y récolte ses premiers succès locaux. Lorsqu’elle parvient à fuir son pays natal à la toute fin des années soixante, elle est quasi-inconnue à l'ouest, dépourvue de relations, dotée simplement d'une splendide voix de tragédienne, un instrument qu'il allait lui falloir affiner avant qu’elle ne devienne l'une des toutes premières sopranos lyriques de notre temps.
C’est l'Allemagne qui la retient. Cela va évidemment déterminer les orientations essentielles de sa carrière. Formée à l'école du chant italien, mais parlant remarquablement, outre le roumain et le hongrois, le français, l’allemand et le russe, la rencontre avec l'Allemagne (elle épousera d'ailleurs le phénomène vocal du siècle, Dietrich Fischer-Dieskau) lui ouvrira les portes du grand répertoire germanique dans le domaine de l’opéra, du Lied et de l’oratorio
D'où cet exemple unique d'une grande cantatrice qui assume avec la même aisance les rôles de soprano léger de Mozart, les rôles dramatiques de Verdi et Puccini, comiques et viennois de Johann Strauss, tragiques et lyriques de Wagner, et qui incarne les héroïnes de Richard Strauss, de Bartok et de l'opéra français, aussi bien que du sombre théâtre tchaïkovskien,
Chaque nouveau rôle est pour elle un défi qu'elle relève en s'identifiant pleinement au personnage qu'elle incarne. Ne se contentant pas d'exprimer la vulnérabilité, la détresse, elle les éprouve intimement : "Je suis là, le coeur à nu. Le désespoir de mes héroïnes est mon désespoir. Devenir le personnage que l'on incarne sur scène revient toujours à une nouvelle naissance". Dans la bouche de Julia Varady, ce ne sont pas vaines paroles ; elles expriment parfaitement l'expérience vécue et sa faculté d'immersion émotionnelle dans ses rôles, au point de faire oublier la technique accomplie et les prouesses vocales qu'implique son attitude à la fois vibrante et parfaitement assurée.
Ayant toujours refusé de multiplier les concerts à l'étranger, Julia Varady, sans appartenir à proprement parler à une troupe, limite ses apparitions scéniques aux opéras de Berlin, de Munich et de Vienne, avec des incursions estivales à Bayreuth et Salzbourg. Épisodiquement, on l'entend sur les scènes de l'Opéra de Paris (en septembre 1995, dans un mémorable Nabucco de Verdi) de Covent Garden, de la Scala, ou du Metropolitan de New York, mais le reste du monde doit se contenter de lui faire des triomphes lors de ses concerts avec orchestre ou en récital. On peut dire que son étonnante carrière va en partie à l'encontre des lois habituelles du marché. Sans doute est-ce là l'explication du paradoxe ci-dessus décrit
En 1998, Julia Varady met un terme à ses apparitions à l’opéra, et décide, pour des motifs à la fois personnels et artistiques, de ne plus se présenter qu’en concert ou lors de (trop) rares enregistrements. Puis, alors qu’elle n’a jamais mieux chanté, elle cesse en 2002 de se produire en public.
Le film « Julia Varady, le chant possédé » fut tourné sur une période de deux ans ; il retrace les principales étapes de la carrière de la grande chanteuse, tout en la suivant dans ses activités du moment. Il s’articule aussi autour de nombreuses archives d’époques diverses.
Outre les séquences purement musicales, qui furent tournées pour l’essentiel à Berlin, c’est dans le cadre enchanteur d’un village du Portugal que nous avons filmé Julia Varady. J'ai pensé que c'était là le lieu idéal. Hors de ses domiciles berlinois et munichois, réservés à ses activités professionnelles, elle allait y trouver une entière disponibilité d'esprit pour nous raconter les épisodes de son apprentissage vocal, les circonstances rocambolesques de sa fuite hors de Roumanie - qui font songer à l'entrechat libérateur de Rudolf Noureev à l'aéroport du Bourget - où des contraintes de toutes sortes bridaient son talent ; pour évoquer les véritables débuts de sa carrière à l’ouest où, contrairement à Noureev, elle débarquait sans y jouir d’aucune notoriété; puis pour nous parler de sa voix et de ses aspirations, et nous confier ses doutes et ses convictions d'artiste et de femme au faîte de la renommée.
Parvenu au terme du montage de ce film, j’ai eu le sentiment qu’il permettrait bien sûr au spectateur d’accéder au monde intense de Julia Varady, mais qu’il serait peut-être également, pour ceux qui n’eurent pas l’occasion de l’entendre ou de la voir, une sorte de révélation tardive de l’une des plus fascinantes personnalités vocales et musicales de notre temps.
Bruno Monsaingeon. Décembre 2006
about « Julia Varady, Song of Passion »
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