En février 2000, de passage au Festival de piano de Miami, consacré à de jeunes pianistes encore peu connus, j'ai eu l'occasion de faire une découverte proprement ahurissante.
Le dernier récital de ce festival était donné par un pianiste italien de 28 ans dont j'ignorais jusqu'au nom, Francesco Libetta. Son programme m'avait intrigué du fait qu'il affichait, outre diverses pièces de Liszt, Ravel ("La Valse", une oeuvre écrite pour orchestre mais transcrite pour le piano par Libetta), et Saint-Saëns, une série de 6 Etudes de Chopin arrangées par Leopold Godowski.
Ces études, dont j'avais vu la partition il y a quelques années, étaient considérées par tous les pianistes que je connaissais comme littéralement injouables, et ne sont de ce fait, que ce soit par extraits, ou a fortiori dans leur intégralité, effectivement jamais programmées en concert. Les 24 "études" de Chopin sont déjà réputées pour leur extrême difficulté pianistique, mais le grand pianiste polonais du début du 20ème siècle, Leopold Godowski, s'en était emparé dans une sorte de défi de l'impossible, et en avait réalisé un arrangement multiple (53 "études" en tout), décuplant les difficultés de l'original, et en faisant un cas d'école d'impossibilité anatomique.
Le programme de Libetta à Miami, axé sur l'hyper-virtuosité n'était à priori pas fait pour me séduire, mais avec les Etudes de Chopin/Godowski, nous entrions dans un autre domaine, celui de la méta-virtuosité, et j'étais curieux d'écouter pour la première fois ces pièces "impossibles". Je me rendis à son récital, bien décidé à quitter la salle dès qu'il les aurait jouées, sans me croire obligé de subir la véritable indigestion pianistique que le reste du programme, pensais-je, n'allait pas manquer de m'infliger.
Inutile de dire que je restai jusqu'à la dernière note du concert, bis compris, rapidement convaincu (et pas seulement par les "études" de Godowski) que j'étais probablement en présence de l'un des plus éclatants prodiges virtuoses de notre temps. Les autres phénomènes du clavier, que j'avais entendus de temps à autre et dont le répertoire n'avait de toute façon guère d'attrait pour moi, les Cziffra, Horowitz, et autres Kissine, me semblaient en comparaison laborieux et tendus, des enfants en mal d'exhibitionnisme. La beauté liquide de la sonorité de Libetta, l'absolu contrôle rythmique, l'absence apparente de tout effort et le total naturel de son jeu évoquaient plutôt les figures légendaires de Liszt, Rachmaninov, Ignaz Friedmann, Leopold Godowski lui-même, ou encore Michelangeli.
Francesco Libetta vit à Lecce, dans l'extrême sud-est de l'Italie, où il accompagne (boum-boum, pam-pam) le ballet local. Il a fait ses études de piano en Italie, puis de composition à Paris, auprès de Jacques Castéréde, ainsi qu'à l'IRCAM (l'institut de recherches musicales dirigé par Pierre Boulez). Malgré son jeune âge, il a déjà joué les 32 sonates de Beethoven, et les 53 études de Chopin/Godowski en concert à Milan. Mais on ne peut à proprement parler de "carrière" à son sujet. Dans son calendrier, on trouve un seul concert à donner pour les six mois à venir. Il reste pour le moment tranquillement installé dans les Pouilles, élargissant un répertoire déjà fort étendu, entreprenant des études juridiques, attendant sans doute l'occasion qui le révélera inévitablement au monde.
C'est précisément une telle occasion que nous voudrions lui procurer, en le filmant dans les 53 études de Chopin/Godowski.
A l'instar de ce que j'ai fait il y a quelques années pour les 24 Caprices de Paganini, je souhaiterais filmer ces 53 études partiellement en situation de concert (en multi-caméras), et partiellement pour la seule caméra (plan par plan et avec une unique caméra), de façon à mettre en scène visuellement les invraisemblables acrobaties de ces oeuvres totalement inédites et spectaculaires.
Une partie documentaire, comparant l'original de Chopin avec l'arrangement qu'en fait Godowski (études transcrites pour la main gauche seule, ajout d'octaves dans des traits ne comportant qu'une seule ligne, interversion -avec doubles ou triples notes - des mains etc...) viendrait compléter ce film.
Pour chaque étude de Chopin, Godowski fournit une, deux, ou trois versions selon les cas (il va même, à deux reprises, jusqu'à superposer deux études!), ce qui explique qu'on passe de 24 à 53 oeuvres. La durée totale est d'environ deux heures et demie, et ferait l'objet d'une publication vidéo, cassette ou DVD. Sauf exception, il va de soi qu'une diffusion télévisuelle ne saurait assumer la totalité de l'oeuvre. Mais du fait de la brièveté de chacun de ces morceaux, nous bénéficions ici d'une grande souplesse de traitement, et pourrons fournir aux divers organismes de diffusion éventuellement intéressés des programmes exactement adaptés à la durée de leurs créneaux horaires. (Programmes de trois minutes, six minutes, douze, vingt-six, quarante quatre, cinquante deux , quatre-vingt dix, cent quatre-vingt minutes, comme l'on voudra).
Bruno Monsaingeon. May 2000
on Francesco Libetta :